L'esprit scientifique

François Graner - site personnel
Revue de psychologie de la motivation. 2005 – N° 40 - pp 129-133
L'ESPRIT SCIENTIFIQUE
UN TOURNANT ANTHROPOLOGIQUE ?
François GRANER, Directeur de recherche au CNRS

« M’sieur, me dit mon neveu, il y a un éléphant dans votre jardin : il vient de manger votre voisin, et si vous ne l’attrapez pas, il va se sauver par derrière ! ». C’était en partie vrai (il y avait un éléphant), mais en partie faux (les éléphants ne mangent pas les hommes), incomplet (huit hommes étaient en train de le ramener au zoo) et j’avais mal compris (et donc je n’ai rien vu car je suis sorti par la porte de devant).

À la base : le doute

C’est cette amusante fable qui, vers l’âge de huit ans, m’a instillé la base de l’esprit scientifique : le doute, la responsabilité que nous avons de démêler le vrai du faux. Remettre en cause les énoncés, pour qu’ils ne se figent pas en dogme. Pour être chercheur, outre la curiosité, on a besoin d’un regard critique. « Ne crois jamais aveuglément ce qu’il y a d’écrit dans un article, même pas dans ceux que j’ai écrits moi-même » m’enseigna, bien plus tard, un scientifique chevronné : « Prends-les comme base de travail tant que cela t’es utile, mais le jour où tu penseras que tu y as trouvé une erreur, vérifie soigneusement. »

La remise en cause permanente de notre propre travail et de celui des autres permet de confronter les idées et de les tester. C’est la « bonne foi collective » qui pousse chacun à épanouir son honnêteté et sa créativité, c’est elle qui fait en sorte que l’affectivité de chacun ait à long terme le moins d’impact possible. Restreindre son égocentrisme libère l’intellect. « L’homme ne sait rien, la méthode sait tout » disait souvent Paul Diel. Ce qu’on peut traduire par : « Personne n’est infaillible, mais tout travail peut être amélioré méthodiquement ». L’analyse et le débat argumenté sont deux bases de la méthode scientifique ; l’esprit scientifique consiste à les accepter. Il implique qu’on prenne comme point de départ, non pas un préjugé, mais l’observation et l’expérience. Il implique aussi qu’on recherche en permanence une connaissance plus précise.

Transmission

En ce qui concerne la méthode scientifique, les scientifiques ont compris, en particulier depuis une dizaine d’années, la nécessité de la transmettre. Au lieu de transmettre des connaissances, ils aident l’enfant à expérimenter lui-même, et le stimulent. C’est un apprentissage pratique, lié à une spécialité et à une technique. Il concerne actuellement surtout les sciences expérimentales.

Au contraire, l’esprit scientifique n’est pas lié à une discipline particulière. Comme l’esprit en général, il se transmet d’une génération à l’autre par l’exemple. On acquiert cet esprit en entendant parler, en lisant, en discutant, en voyageant, en agissant. L’art, la culture sont indispensables pour accepter de regarder le monde par les yeux des autres, de changer de point de vue.

Cet esprit se transmet probablement plus facilement tant que l’enfant est jeune. Cette transmission, à l’école, implique toute l’équipe éducative; les responsables administratifs, les psychologues scolaires, les enseignants d’histoire, de langue, d’art et de littérature ont tout autant leur rôle à jouer que les enseignants des matières scientifiques.

C’est difficile à transmettre, mais c’est possible. Et c’est certainement important. L’esprit scientifique pourrait s’inscrire dans la liste des apprentissages fondamentaux. En effet, accepter la hiérarchie des arguments plutôt que la hiérarchie des personnes, le refus d’une autorité auto-proclamée, la capacité d’écoute, le recul autocritique, la remise en cause de nos certitudes, c’est notre rempart contre les dérives, le totalitarisme politique comme l’intégrisme religieux, la superstition tout autant que le dogme scientiste.

Les scientifiques dans leur domaine, ou en dehors

L’objectivité est un peu un mythe : peu de scientifiques sont réellement objectifs. Chacun défend ses propres hypothèses, souvent avec beaucoup d’acharnement et d’affectivité. En science, c’est le mode de fonctionnement collectif qui forge la méthode, qui construit peu à peu l’objectivité. Avant de publier un travail, on est obligé de se plier aux exigences du reste de la communauté, en particulier en le soumettant à des rapporteurs indépendants et protégés par leur anonymat. Il faut du temps pour cela, et la qualité d’un travail peut s’améliorer si on lui laisse le temps de mûrir.

Ainsi, la communauté n’a pas besoin de chef, ni de guide ; elle est constituée d’égaux qui s’auto-organisent. Elle fonctionne car elle exerce sur chacun de ses membres une exigence de qualité. Chaque membre n’est pas forcément objectif, mais le résultat collectif l’est. Une idée nouvelle ne convainc pas toujours les personnes en place : elle triomphe quand les jeunes s’en saisissent et que ses opposants partent à la retraite. Bref, le collectif est bien supérieur à la somme des parties.

Prenez un scientifique qui s’exprime sur un sujet hors de sa compétence. Ou même, plus simplement, s’il s’exprime sur son sujet, mais face à des non-spécialistes qui l’écoutent. Voire enfin s’il s’exprime sur son sujet, face à des collègues, mais pressé par des dates limites, sans avoir eu le temps de mûrir son travail. Dans ces trois cas, que se passe-t-il? Dès que cette méthode collective d’amélioration cesse d’agir, dès que l’exigence collective cesse de s’exercer, le membre de la communauté redevient un humain comme les autres. On retrouve chez les scientifiques la même diversité de caractères que dans tout le reste de la société.

C’est dire que l’esprit scientifique s’impose aux individus grâce aux garde-fous construits par la collectivité. La communauté scientifique a développé des mécanismes de régulation qui renforcent chez ses membres, dans l’exercice de leur profession un auto-contrôle qui peut, ou non, être transposé dans leurs autres domaines d’activité et de pensée. Il s’agit donc d’un acquis collectif plus qu’individuel, mais qui peut aussi être individuellement intégré.

Science et certitude

Le doute impose de ne jamais rien considérer comme vrai ni comme faux. Toute la finesse scientifique consiste à accorder une valeur, un degré de confiance pondérée à chaque énoncé. Pour cela, à force de se frotter aux collègues, à force de rencontrer des arguments de plus en plus convaincants, on se construit, au fil du temps, une intuition de plus en plus solide.

Considérons par exemple le débat, à la fin du XIXe siècle, entre partisans et adversaires de l’existence des atomes. Choisir son camp restait un acte de foi, car chaque camp avait ses « bons » arguments. L’idéologie dominante a pu favoriser les adversaires des atomistes. Finalement la majorité des résultats expérimentaux fit pencher la balance en faveur de l’existence des atomes, et c’est devenu actuellement un consensus sans opposition.

Ainsi la vision scientifique du monde se modifie régulièrement au fur et à mesure qu’on découvre des éléments nouveaux dans les différents champs de recherche. C’est évidemment aux frontières de la science d’une époque donnée que les consensus sont les plus fragiles, les plus mouvants. Savoir si la Terre est ronde ou plate a pu être longtemps un débat brûlant ! Actuellement, chacun de nous intègre plus ou moins bien ce fait dans son intuition, mais c’est devenu un consensus scientifique.

Naissance d’un dogme

Comment se crée un dogme ? Il faut deux ingrédients : un orateur catégorique, et un auditeur docile. Il y a autant d’orateurs catégoriques parmi les scientifiques que dans le reste de la population ; mais ce qui empêche le scientifique de dériver, et d’ériger ses opinions en vérités établies, c’est qu’il rencontre partout des auditeurs critiques. A l’opposé, tout auditeur qui confondrait science et vérité, qui accepterait sans vérifier, qui retransmettrait sans mettre en doute, celui-ci contribuerait à forger un dogme. Le dogme scientiste s’est construit en même temps que la science ; la superstition astrologique a accompagné l’astronomie.

C’est pourquoi nous insistions sur l’importance de développer dès l’enfance la capacité de critique et d’auto-critique, qui constitue la force de la communauté scientifique, pour qu’elle devienne celle de la société tout entière.

Préciser la causalité

Il faut bien se rendre compte que les scientifiques sont beaucoup moins pétris de certitudes qu’il y a un siècle. En particulier, ils ont dû admettre que le déterminisme, autrefois triomphant, est limité pour au moins trois raisons.

D’une part, on a renoncé à pouvoir tout déduire par des relations linéaires de cause à effet ; ainsi, en météorologie, les effets sont si sensibles aux causes qu’une légère cause inconnue agissant sur l’état actuel du monde, interdit de prévoir finement son évolution. C’est l’indéterminisme chaotique : lorsque plusieurs phénomènes couplés agissent mutuellement les uns sur les autres.

Ensuite, on a renoncé à tout mesurer : pour connaître parfaitement bien l’état actuel du monde, il faudrait une infinité de mesures infiniment précises, ce qui n’est pas dans les possibilités humaines. C’est l’indéterminisme statistique : lorsqu’un grand nombre d’éléments sont présents.

Enfin, après une âpre controverse, le consensus s’est établi depuis quelques dizaines d’années sur le fait que le déterminisme classique est dépassé.

Une cause peut donner plusieurs effets possibles, bien délimités, chacun avec une probabilité bien précise ; la loi expérimentale et théorique, extrêmement rigoureuse, porte sur la probabilité plutôt que sur le résultat effectif. C’est l’indéterminisme quantique, constaté au niveau fondamental des propriétés de la nature.

Mais si l’indéterminisme est bien intégré dans la pensée scientifique de notre époque a-t-il vaincu pour autant la tendance individuelle au dogmatisme ? Rien n’est moins sûr. Pour s’imposer en dehors de son domaine limité l’esprit de la science demande, comme nous l’avons vu, une éducation et pas seulement un enseignement des connaissances qu’il a permis d’accumuler.

Esprit scientifique et passion

Est-ce que l’esprit scientifique tue l’émotion ? Oui et non.

Oui : pour être pragmatique la démarche scientifique cherche à étudier sans émotion. Elle se concentre sur les résultats et prédictions « réfutables » : ceux qui permettent de trancher entre les deux termes d’une alternative avec un résultat vérifiable. Oui aussi car, en un sens, elle éteint l’émotion... tout comme un alpiniste déflore le sommet qu’il a atteint le premier ; tout comme l’Olympe ou la Lune perdent leur côté divin ou idéal quand un être humain y pose le pied.... De même, une question scientifique perd de sa magie dès lors qu’elle a été tranchée, couchée par écrit dans un article scientifique. Les étudiants actuels ne bronchent pas, ne s’émerveillent pas quand on leur présente des images où l’on peut compter des atomes un par un, ce qui était complètement impensable il y a trente ans.

Mais l’on peut dire, à l’inverse, que l’observation et l’expérience scientifiques peuvent susciter ou renforcer l’émotivité profonde : savoir que les étoiles sont infiniment plus lointaines qu’on ne peut le concevoir, qu’elles vivent et qu’elles meurent, renforce la rêverie, l’étonnement, pour ne pas dire l’éblouissement, devant un ciel fourmillant d’étoiles. Observer et analyser avec minutie la manière dont fonctionne un organisme ou même une seule cellule vivante, peut susciter de l’émerveillement. En outre, le processus de recherche entretient la passion et l’émotion. C’est parfois difficile à ressentir quand on suit cela de l’extérieur. En revanche, pour ceux qui participent à la recherche, les défis peuvent être passionnants: la conjecture de Fermat a ainsi fasciné des générations de mathématiciens professionnels ou amateurs, avant d’être récemment démontrée.

Croyance

En ce qui concerne la croyance, elle mûrit et se mue en consensus. Difficile, donc, d’affirmer que la science triomphe de la croyance. Je préfère avancer que la base de l’esprit scientifique est bien la croyance, mais une croyance nuancée, pondérée, raisonnée, adaptable. Croire aveuglément, croire sans critiquer, c’est, comme le répétait aussi Diel, « ne rien vouloir savoir ». Croire en se basant sur des indices qu’on est prêt à remettre en cause, c’est la seule méthode dont nous disposions. C’est un changement de mode de fonctionnement. Contre les extrêmes que sont la superstition magique et la soumission aveugle à l’avancée de la science, l’évolution de l’esprit humain a produit l’esprit scientifique, forme universelle et transmissible de la sagesse. Déjà inscrit dans la culture, cet acquis anthropologique n’en est pas moins fragile. Sa diffusion, à travers les transformations individuelles et sociales nécessaires, dans l’ensemble de l’humanité, ne serait-elle pas une condition essentielle de sa future évolution voire de sa survie ?