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Avatars de Nerval

Glose

Pascal Kaeser & Camille Abaclar


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J'ai perdu la raison : je me suis immolé
sur un autel gercé par des sabres tartares.
Privé d'identité, je m'invente des tares :
Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé.

Comme un dieu schizophrène issu d'Anatolie,
j'ai cent masques divers pendus dans mon essui.
Ce matin j'étais prêtre, et cette nuit je suis
le prince d'Aquitaine à la tour abolie.

J'aimerais tant pouvoir me fixer, m'installer
dans un seul personnage aux sentiments paisibles.
Mais mon double me dit que ce n'est pas possible :
ma seule étoile est morte et mon luth constellé

reproduit les accents de sa lente agonie.
Quel que soit mon visage, il conserve un naevus,
et ce grain de laideur, ce bubon de cactus,
porte le soleil noir de la Mélancolie.

Depuis combien de temps n'ai-je plus rigolé ?
Depuis qu'elle a souri, depuis qu'elle est partie.
Désormais, n'importe où, je cherche la sortie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,

toi la sœur confidente aux mille anomalies,
écoute-moi pisser des lames de rasoir !
Vas-y, remorque-moi, cap sur le reposoir !
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie !

Elle aimait allumer les fanaux de Thulé,
elle embaumait le vent de vapeurs de lavande,
elle aspirait les fruits de sa bouche gourmande,
la fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé.

J'ai vendu ma maison au roi de Thessalie,
le jardin des cinq sens, la forêt de sapins,
le ruisseau qui traverse un tertre de lupins
et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Dépossédé de tout, nu comme un potiron,
je promène mes os sur tant de plaines vides
que j'ai faim de savoir qui est ce fou livide.
Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?

Le drapeau rouge flotte au centre de l'arène.
Mort au fils de Minos et de Pasiphaé !
J'ai posé sa dépouille aux pieds de Danaé.
Mon front est rouge encor du baiser de la reine.

J'ai traqué la Méduse et dragué la Murène.
J'ai dormi sur la Lune entouré de pavots.
J'ai vécu dans les trous et dans les caniveaux.
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène.

Je me suis envolé plus haut que le héron,
afin de me nourrir des couleurs de la Terre ;
mais j'ai dégringolé dans un profond cratère
et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron.

Je n'ai pas ramené d'espoir ni de trophée,
il faut se contenter d'avoir vu la terreur.
Depuis lors, je compose, inspiré par l'horreur,
modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

les hurlements muets de la nymphe étouffée,
les appels déchirants de la veuve en hiver,
les murmures brumeux de la Muse à l'œil vert,
les soupirs de la sainte et les cris de la fée.


Les derniers vers des quatorze strophes sont les quatorze vers de El Desdichado.


© Pascal Kaeser – 2001