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Avatars de Nerval

Métier d'homme

Alain Zalmanski

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El Desdiautoritretto

Mon métier consiste à arpenter des sonnets du haut jusqu'en bas. À m'y décrire le mieux possible. C'est un métier d'homme. D'abord parce que lorsqu'il est en haut du sonnet, l'homme a envie de l'écrire jusqu'en bas. Ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes en haut du sonnet, ils veulent tous l'écrire mieux les uns que les autres.

C'est un métier humain.

Je suis poète, déshérité.

Il y a eu Rutebeuf, il y a eu François Villon, il y a eu Thomas Chatterton, il y a eu Aloysius Bertrand, et maintenant il y a moi. Moi, prince d'Aquitaine, dont on a pris la femme, dont on a tout détruit et tout volé.

Je suis l'homme le plus déséquilibré des sonnets, le plus calme, le plus concentré, et mon métier consiste à fabriquer du symbole et de l'ésotérisme.

Tous les grands poètes malheureux fabriquent du déséquilibre.

Versifier mieux, c'est d'abord versifier autrement. De manière à semer l'inquiétude et le doute.

Faire peur. Écrire d'une manière que les autres soient persuadés que vous ne tiendrez pas la distance, que rien ne vous sera rendu ni le Pausilippe ni la mer d'Italie, jusqu'à ce qu'une génération entière écrive comme vous, refusant d'être consolé.

Prenez deux poètes malheureux, également déshérités, mettez-les à côté l'un de l'autre et c'est toujours moi qui me plains le mieux. Mon interrogation sur moi-même, je la fais mille fois par semaine. Le baiser de la reine qui vous frustre, je me le fais chaque soir avant de me coucher et au parcours de natation dans les grottes j'arrive toujours bon premier pour me lamenter et voir passer les autres au ralenti.

Quand je nage avec les sirènes, je travaille, quand je bois le pampre et que je taille la treille, je travaille. Je mélange sans état d'âme des toponymes ou des célébrités contemporaines à des mythes grecs évocateurs de désolation ou de mort. Mes sonnets ont la perfection malherbienne, mes alexandrins sont ésotériques sans être abscons et je porte sur mon front les rides de la réflexion.

C'est la règle.

Et puis, il y a le moment qui arrive forcément dans la vie d'un poète déshérité, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos définitif du poète maudit.

Vous avez passé le premier tercet et vous avez gagné deux fois des rives que vous croyiez enchanteresses, et vous introduisez dans votre narration ce minuscule confort mélodique d'une lyre, cette petite faute stupide (qui n'est pas d'inattention puisque les poètes malheureux ignorent l'inattention) qui vous entraine à mélanger Orphée et Morphée qui bien sûr vous endort. Et là, c'est le repos, le repos immense. Vous avez déjà perdu l'harmonie de la lyre, plus rien n'a d'importance, vous n'êtes plus un poète déshérité, vous mélangez la religion et le paganisme, les soupirs des saintes et les cris des fées. Votre esprit se détend, vous savez que vous êtes mûr pour aller vous libérer place du Châtelet.

Gépaul de FourVal


Dans le recueil Les athlètes dans leur tête de Paul Fournel figure entre autres un texte sur le métier de descendeur (skieur). D'autres oulipiens ont repris la structure de ce texte pour décrire d'autres métiers ou occupations ; le résultat a été publié sous le titre C'est un métier d'homme. Cet avatar présente de la même manière l'activité du Desdichado.


© Alain Zalmanski – 2016